vendredi 29 octobre 2010

Mineurs chiliens : que cachait le show télé ?

Camila Campusano, Michel Collon
www.michelcollon.info
Nous étions près d’un milliard à être bouleversés. Pour sauver 33 mineurs chiliens, tout un peuple, patrons et travailleurs, riches et pauvres tous réunis dans un même effort, président en tête. Emotion, suspense, audimat, énormes recettes publicitaires. Mais que cachait ce show télévisuel ?

Que les « sauveurs » étaient en fait les coupables. Trois heures avant l’éboulement, les mineurs de San José avaient demandé à pouvoir sortir, suite à des bruits suspects. Le refus de leurs supérieurs les a emprisonnés sous des tonnes de terre. Surprenant ? Non, le 30 juillet, un rapport du ministère du Travail signalait d’importants problèmes de sécurité à la mine de San José. Sans suite, le ministre étant resté muet.

Tout le monde s’est évidemment réjoui du happy end. Mais le show du sauvetage a occulté l’ampleur du problème : quatre cents mineurs chiliens sont morts ces dix dernières années. Et surtout les causes : « Faiblesses des investissements et des normes de sécurité », a indiqué Marco Enriquez-Ominami, l’adversaire de Sebastián Piñera aux dernières élections présidentielles. En effet, pour la seule année 2009, le Chili a enregistré 191.000 accidents de travail qui ont tué 443 travailleurs. Et c’est l’Etat chilien qui en est directement responsable, car depuis douze ans, il a refusé de ratifier la Convention 176 de l’Organisation Internationale du Travail sur la sécurité et la santé dans les mines. Les entreprises ont toutes les libertés, les travailleurs aucun droit.

Derrière le sauveur, se cache le milliardaire

Il était sur tous les écrans, en permanence : chef d’Etat souriant, concentré, soucieux de ses citoyens. Un peu trop lisse, cette image d’Epinal ? Qui est réellement Sebastián Piñera, élu président en 2009 avec 51,61% des suffrages ?

A 61 ans, il possède 1,2 milliard de dollars, ce qui en fait la 701ème fortune mondiale selon la revue Forbes. Cette fortune, il l’a bâtie grâce aux mesures prises par la sanglante dictature militaire de Pinochet (1973-1990). Le Chili de cette époque incarnait le laboratoire du néolibéralisme impulsé par ces économistes extrémistes qu’on avait surnommé les Chicago Boys. De ces privatisations, Piñera a su profiter en faisant main basse sur le secteur des cartes de crédit.

Surnommé « le Silvio Berlusconi latino-américain », Piñera possède actuellement Chilevision, une des grandes chaînes télé du pays, et Colo Colo, une des principales équipes de football. Il est également actif dans la distribution, l’industrie minière et pharmaceutique. En accédant au poste de président, il a été obligé de vendre ses parts de la compagnie aérienne Lan Chile (il était l’actionnaire majoritaire). Double casquette donc : chef d’Etat et puissant homme d’affaires. Interpellé sur cette confusion des rôles par le journal argentin Clarín, il a répondu : « Seuls les morts et les saints n’ont pas de conflits d’intérêts ».

Un saint, Piñera ne l’est certes pas. Monica Madariaga, ministre de la Justice pendant la dictature militaire, a reconnu avoir fait pression sur des juges, à l’époque où Piñera était gérant d’une banque. La fraude se serait élevée à près de 240 millions de dollars. En 2007, Piñera a aussi été condamné pour délit d’initié par l’autorité des marchés financiers suite à l’achat des actions de Lan Chile. Comme disait le grand écrivain français Honoré de Balzac, « derrière chaque grande fortune se cache un crime ». Celle de Piñera a la couleur du sang des victimes de la dictature.

En cachant son passé, en le présentant comme un ami du peuple, le show télévisuel sur la mine de San José a fourni à Piñera une véritable opportunité politique. Avec son casque jaune, il a grimpé dans les sondages. La droite chilienne, qui n’osait plus se montrer après la dictature, a pu redorer son blason.

Piñera, la victoire posthume de Pinochet et des USA

Malgré ces scandales, Sebastián Piñera sait se valoriser. Sa campagne électorale a mis en avant son « amour pour la démocratie » et son vote contre le maintien de Pinochet au pouvoir lors du plébiscite de 1988. Il est ainsi parvenu à se faire élire sur base de son image de « l’homme qui a tout réussi ». Comme si faire fortune impliquait une bonne gestion de l’Etat. Au contraire : sa fortune s’est justement construite en affaiblissant la collectivité.

Et il s’apprête à continuer. Cet admirateur de Nicolas Sarkozy entend privatiser les propriétés de l’Etat, sous prétexte de couvrir les pertes provoquées par le grand tremblement de terre de février 2010. Il s’agirait de vendre au privé 40% de Codelco (n° 1 du cuivre) ainsi qu’une autre entreprise minière Cimm T&S. Cela prend tout son sens quand on sait que le Chili est le premier exportateur mondial de cuivre. Il faut savoir que certaines multinationales des Etats-Unis ont commis les pires crimes pour conserver le contrôle de ces richesses.

En 1970, un gouvernement progressiste, dirigé par Salvador Allende, avait entrepris de développer le Chili et de sortir sa population de la pauvreté. Pour ce faire, le pays devait récupérer le contrôle de sa principale richesse : le cuivre. En obtenir un prix plus correct et affecter ces revenus aux besoins pressants de la population. Aussitôt, les Etats-Unis se sont déchaînés : blocus financier, déstabilisation par la CIA, actions terroristes, chantages en tous genres... Jusqu’au coup d’Etat militaire et à l’instauration de la dictature fasciste d’Augusto Pinochet. Des milliers de victimes, toute une génération progressiste massacrée ou exilée.

Dans son discours à l’ONU, en décembre 1972, soit quelques mois avant son assassinat, le président Allende décrit le pillage de son pays par les multinationales US du cuivre, Anaconda Company et Kennecott Copper Corporation : « Les mêmes firmes qui ont exploité le cuivre chilien durant de nombreuses années ont réalisé plus de quatre milliards de dollars de bénéfices au cours des quarante-deux dernières années, alors que leurs investissements initiaux avaient été inférieurs à trente millions de dollars. Un exemple simple et pénible, un contraste flagrant : dans mon pays, il y a six cent mille enfants qui ne pourront jamais profiter de la vie dans des conditions humaines normales parce que durant les huit premiers mois de leur existence, ils ont été privés de la quantité indispensable de protéines. Mon pays, le Chili, aurait été totalement transformé avec ces quatre milliards de dollars. Une infime partie de ce montant suffirait à assurer une fois pour toutes des protéines à tous les enfants de mon pays. » La victoire électorale de Piñera, c’est au fond la victoire posthume de la dictature, le retour au pouvoir des Etats-Unis.

D’ailleurs, Piñera compte aussi emprunter à la Banque Interaméricaine de Développement, dominée par les USA. Cet emprunt imposera de nouvelles mesures d’économies antisociales. Cette offensive générale du privé contre le public n’a rien d’étonnant dès lors qu’un milliardaire a carrément pris la présidence de l’Etat. Toute apparence d’indépendance entre les deux sphères s’évanouit : le ministre des affaires étrangères dirigeait la chaîne de grands magasins Falabella ; celui de la Santé dirigeait la clinique privée Las Condes, la plus chère du pays. Même s’ils ont temporairement abandonné ces postes, ils prennent des décisions qui les concernent de façon très intéressée.

Avec de tels milliardaires au pouvoir, pas étonnant que les entreprises soient taxées de façon ridicule : 3% en 2011 et 1,5% en 2012 ! Sous prétexte, toujours, du tremblement de terre. En fait, le Chili occupe la 21ème place mondiale des Etats taxant le moins le Capital. Et la première place en Amérique latine (source : Pricewaterhouse Coopers). Sur ces liens entre la dictature et Piñera, sur ces projets antisociaux, les télés n’ont rien dit.

Occultée : la colère des mineurs

Dans ce pays où le chef d’entreprise est roi, Piñera a quand même dû constituer une commission sur la sécurité au travail après le drame de San José. Elle rendra ses conclusions le 22 novembre. Il a aussi créé un organe de contrôle des mines, et décidé de revoir le règlement de sécurité minière.

Ce n’est pas le cadeau d’un milliardaire au grand cœur, c’est juste un recul face au mécontentement. Juste après le sauvetage des mineurs, leurs collègues ont manifesté pour réclamer leurs salaires et leurs primes non perçues, la formation continue des jeunes travailleurs, la validation des acquis, la retraite des aînés et les indemnités de licenciement. Le 7 septembre, d’ailleurs, les syndicats chiliens ont exigé la ratification de la convention sur la sécurité et la santé dans les mines, mais aussi dans le bâtiment et dans l’agriculture.

Mais ce que la télé n’a pas dit, c’est que ces violations des droits des travailleurs trouvent leurs origines dans les réformes opérées sous la dictature. Les années Pinochet ont transformé la santé, l’éducation et la Sécurité sociale en simples marchandises. Les emplois ont été précarisés et flexibilisés. Et ces réformes néolibérales sont restées quasiment intactes, car elles n’ont jamais été remises en question par les gouvernements de la Concertation (alliance des démocrates-chrétiens et socialistes), qui se sont succédés pendant vingt ans depuis Pinochet. Bafouer les droits des travailleurs - et même les droits de l’Homme - est toujours légal au Chili.

Sur ce terrain aussi, Piñera est impliqué. C’est son frère José qui était ministre du Travail dans les années 80, sous la dictature. C’est lui qui a appliqué le néolibéralisme pur et dur des Chicago Boys, en imposant que les retraites soient « capitalisées », c’est-à-dire en fait privatisées. Ce désastre nous ramène au Camp Esperanza. Un des 33, Mario Gomez, a commencé à travailler dans les mines à douze ans. Aujourd’hui, à soixante-trois ans, il y est toujours ! Pourquoi ? Parce que sa retraite est dérisoire. Merci, José Pinera ! De tout cela, la télé n’en a rien dit.

Un des pays les plus injustes au monde

« Miracle économique » aux yeux de Washington, le Chili figure en réalité parmi les pays les plus injustes au monde. Les statistiques du CASEN (centre d’enquête sur la situation socio-économique nationale) montrent que la pauvreté grimpe au même rythme que le PIB (production globale du pays). Celui-ci augmente, mais ne profite qu’à une partie de la population, creusant davantage les inégalités. La pauvreté a augmenté de 15 % en 2009. Particulièrement touchés : les enfants de moins de trois ans. Un sur quatre est pauvre selon le CASEN.

Mais ces chiffres officiels sous-estiment encore la réalité, car ils se basent sur un calcul datant de 1988, qui considère qu’un pauvre est une personne gagnant moins de 2.000 pesos par jour. Or, un ticket de bus revient à 500 pesos ! Il n’a donc pas été tenu compte de l’augmentation du coût de la vie. Une estimation plus réaliste aboutit à huit millions de pauvres, soit la moitié de la population. Face à cela, la section des droits de l’Homme de l’ONU reste muette. Et les Etats-Unis, grands défenseurs de la démocratie, considèrent le pays comme un allié et même un exemple. Est-ce un hasard si le Chili se rapproche aujourd’hui de la Colombie, considérée comme l’agent des Etats-Unis en Amérique latine ?

Au final, la société chilienne a été divisée, déchue de ces droits, mal informée et réduite à la soumission par des médias uniformes. L’objectif de la droite se situe dans la continuité du régime militaire, et même de la Concertation. Le pays devient de plus en plus un paradis pour les entreprises, réprimant travailleurs et syndicats. Sebastián Piñera garantit la préservation du modèle de la Constitution que Pinochet avait imposée en 1980. Il risque même de l’approfondir. La télé n’en a rien dit.

A quoi sert un show ?

Résumons (et tirons-en les leçons, car de pareils shows, on nous en resservira encore). Pendant des jours et des jours, les grands média internationaux nous ont ressassé le même conte de fées : un milliardaire au grand cœur, tellement soucieux des pauvres ! Pendant des jours et des jours, cette télé unique a laissé de côté les méfaits et les plans égoïstes de ce milliardaire, ses liens avec la pire dictature, sa servilité envers les Etats-Unis.

Toutes les caméras, chiliennes et internationales, ont été braquées sur ce show. Rien sur, par exemple, l’impressionnante grève de la faim des indigènes Mapuche. Durement réprimés, traités comme des terroristes, leur lutte a été étouffée. Par contre, la télévision nous a tout raconté sur les mineurs, jusqu’à leurs secrets les plus intimes. On a découvert la double vie de certains, des enfants cachés et des maîtresses. On se serait cru en pleine téléréalité. Zéro info, que de l’émotion à la louche : les maisons de production annoncent un film, un téléfilm et un livre. Quelle opportunité pour s’en mettre plein les poches ! Pour assurer les détails poignants, le journal de bord d’un des rescapés est au cœur de toutes les convoitises. On estime que les acheteurs potentiels seraient prêts à débourser jusqu’à cinquante mille dollars. Ces 33 histoires seront donc exploitées au maximum, mettant à nu la vie privée de 33 personnes.

Le principe du « show » télévisuel, c’est d’empêcher la réflexion. Pour cela, on joue sur l’émotion avec des techniques bien étudiées qui scotchent le spectateur et gonflent les recettes publicitaires. Cette émotion est systématiquement exploitée afin de cacher l’absence de toute véritable enquête sur les causes des problèmes. Par exemple, un accident de travail est presque toujours le résultat d’un conflit entre des intérêts opposés : le profit contre la sécurité.

Aucune enquête donc sur les responsabilités des « sauveurs » et de l’Etat chilien. Pas d’enquête sur nos gouvernements occidentaux qui ont été complices de Pinochet et ont refusé que ce criminel soit jugé. Pas d’enquête sur les questions actuelles fondamentales… Pourquoi un Latino-Américain sur deux est-il pauvre alors que ce continent regorge de richesses et que les multinationales y font d’énormes profits ? Pourquoi nos gouvernements occidentaux s’opposent-ils à tous ceux qui tentent de combattre la pauvreté ? Pourquoi ces gouvernements n’ont-ils rien fait lorsque la CIA a tenté des coups d’Etat pour éliminer Hugo Chavez, Evo Morales et Rafael Correa ? Pourquoi ne font-ils rien contre le coup d’Etat militaire qui a réussi au Honduras ? On y tue systématiquement des journalistes, des syndicalistes des militants des droits de l’Homme et cela ne provoque aucune campagne médiatique internationale ?

A la place de ces véritables enquêtes, la télé nous bourre le crâne avec les messages du genre « milliardaires et travailleurs, tous dans le même bateau »… Pour vraiment s’informer, il faudra chercher ailleurs.

Source : michelcollon.info

À l'affiche présentement :

« Le film que notre gouvernement refuse de voir »



Vous n’aimez pas la vérité - 4 jours à Guantánamo est un documentaire basé sur l'enregistrement d'une caméra de surveillance de la prison de Guantánamo. La rencontre, jamais vue auparavant, d’une équipe d’interrogateurs canadiens avec un enfant détenu dans la prison de Guantánamo.

Basé sur les sept heures d’enregistrement vidéo déclassifiées par les tribunaux canadiens, ce documentaire rend compte de l’intensité de cet interrogatoire qui a duré quatre jours. S'appuyant sur le style d’un écran de surveillance, le film analyse les portées scientifiques, légales et politiques d’un dialogue forcé.

AU CINÉMA PARALLÈLE
3536 boul. St-Laurent, Montréal
DÈS LE VENDREDI 29 OCTOBRE
(en présence des cinéastes)
17h00 et 21h00

Également présenté à Québec, Laval, Rimouski, Rouyn-Noranda, ...
(
voir la liste complète des diffusions)

jeudi 28 octobre 2010

Eclatante objectivité de la presse de Miami

Cinq Cubains à la Une

Le Monde Diplomatique, novembre 2010 (version longue)

Il y a dix ans, le 27 novembre 2000, s’ouvrait à Miami le procès de cinq Cubains qui, pour avoir infiltré les réseaux criminels agissant contre l’île depuis la Floride, ont été condamnés à des peines qui défient l’entendement. Avant et pendant les audiences, tandis que les médias nationaux et internationaux se désintéressaient de l’affaire, ceux de Miami ont joué un rôle primordial dans la mise en condition de l’opinion – et des jurés.

Par Maurice Lemoine

Cent policiers ! Une opération digne d’Hollywood pour, ce 12 septembre 1998, à Miami, arrêter cinq Cubains : MM. Gerardo Hernández, Ramon Labañino, René González, Fernando González et Antonio (Tony) Guerrero. Suivent deux jours d’interrogatoires ininterrompus, exténuants, au long desquels ils ne peuvent ni se laver ni se raser. Le 14 septembre, vêtements fripés, joues bleuies par la barbe, chevelures en broussaille, yeux ravagés, on les propulse devant une nuée de photographes. Belle séance de portraits ! Ce sont ces « tronches » de truands qui apparaîtront dans la presse, dès le lendemain.

Ce même 14 septembre, en conférence de presse, le chef local du Federal Bureau of Investigation (FBI) Hector Pesquera fait l’important : « Cette arrestation est un coup significatif porté au gouvernement cubain. Ses efforts pour espionner les Etats-Unis ont été déjoués. » M. Pesquera ment. Il s’en moque. Il peut se permettre n’importe quoi. Il se trouve dans la République bananière de Miami et il le sait.

Ceux qui bientôt deviendront les « cinq » ont en réalité infiltré les organisations armées de l’exil anticastriste, tout comme leur vaisseau-amiral, la « très respectable » Fondation nationale cubano-américaine (FNCA), créée par Ronald Reagan en 1981. Ils ont informé La Havane sur les tentatives d’infiltrations dans l’île et les attentats en préparation (1). Et pour qui douterait de l’existence de ces réseaux criminels, l’un de leurs principaux acteurs a mis personnellement les points sur les « i » : M. Luis Posada Carriles. Agent de la Central Intelligence Agency (CIA), auteur intellectuel du crime de La Barbade – l’explosion en vol, en 1976, d’un DC-8 de la Cubana de Aviación (soixante-treize morts) –, il a, depuis l’Amérique centrale, accordé treize heures d’entretien à Larry Rohter et Ann Louise Bardach, du New York Times. « Je tiens à déclarer que je suis l’organisateur de la campagne contre des objectifs touristiques, en 1997, à Cuba. » Une série de bombes a, du 12 avril au 4 septembre de cette année-là, frappé les hôtels de La Havane, provoquant d’importants dégâts, la mort d’un touriste italien et de nombreux blessés. Ayant, à ce moment, quelques comptes à régler avec ses amis, M. Posada Carriles a précisé : « Je suis en lien permanent avec la FNCA. »Réaction des journalistes : « Vous voulez dire qu’elle est au courant de vos activités ? » « Evidemment, puisqu’elle les finance ! De [Jorge] Mas Canosa [président à l’époque de la FNCA], j’ai dû recevoir environ deux cent mille dollars. »

Ces révélations, publiées par le NYT les 12 et 13 juillet 1998, tétanisent Miami. Le Miami Herald, le Nuevo Herald, le Diario las Americas, les radios – Radio Mambi, La Poderosa, etc. –, la télévision – Canal 23, Canal 41, TV Martí – détournent l’attention en bombardant le public de la nouvelle du siècle : une supposée maladie de M. Fidel Castro.

En revanche, quelques mois plus tard, et s’agissant des « cinq »… Tout y passe. Le mot « espions », en long, en large et en continu. Les formules stéréotypées, les clichés rebattus des plus mauvais romans. Les déclarations fantaisistes de fonctionnaires du FBI : les détenus sont des individus dangereux. Les mensonges les plus éhontés : « Les espions planifiaient des sabotages en Floride » (2).

Dix-sept mois d’isolement total dans le pourrissoir de cellules disciplinaires empêchent les inculpés de préparer leur défense. Qui serait assez simple, au demeurant. Il n’existe aucune preuve de leur culpabilité. Par ailleurs, prévoit la loi, si le climat hostile d’un lieu – et dans ce cas Miami, fief de l’extrême droite cubaine – peut avoir une quelconque influence sur le bon déroulement d’un procès, le juge doit le transférer en un autre endroit. Il n’en sera rien. Dix-sept avocats commis d’office par la Cour refuseront de siéger, craignant les répercussions que pourrait avoir sur leur carrière le fait de défendre un « espion cubain ».

Le 27 novembre 2000 commence la sélection du jury. De nombreuses personnes convoquées expriment leur réticence à l’intégrer, déclarant redouter la pression des médias. D’autres expriment leur crainte d’une manifestation violente de l’exil si les jurés décident d’absoudre les accusés. Le 2 décembre, la juge expose aux « heureux élus » les grandes lignes du fonctionnement d’un procès. « Il vous est interdit de lire quoi que ce soit sur l’affaire, dans les journaux, ou d’écouter des commentaires à la radio ou à la télévision, les médias pouvant contenir des informations et des jugements qui ne constituent en rien des preuves. (…) Vous m’avez compris ? » Ils acquiescent gravement. Un peu plus tard, ils quittent leur salon de réunion. Un greffier en sort précipitamment sur leurs talons. Il lève une main pour montrer un journal froissé. Un exemplaire du Miami Herald. A la « une », un assassinat en règle des « cinq espions ».

Début du procès. Télévision, quotidiens sérieux et feuilles à scandale couvrent les audiences, espérant sans doute y trouver le monde glamour de James Bond, des nuits de cocktails, des autos de luxe, des armes sophistiquées – bref, des « super-espions ». Déception. Quand la défense commence à parler de leur objectif antiterroriste, le New York Times rappelle sa correspondante. Malgré leur passion pour les chroniques judiciaires, fussent-elles totalement dépourvues d’intérêt, les autres envoyés spéciaux font leurs valises aussi.

Les médias européens ? Si la grande presse américaine consacrait une large place à l’affaire, si celle-ci concernait une star du showbiz ou une personnalité connue – comme M. O.J. Simpson en 1994-1995 ou Michael Jackson en 1993 et 2003 – sans doute s’y intéresseraient-ils. Ce n’est pas le cas. Ne restent que les reporters des médias de Miami.

Des manifestations ont lieu devant le siège du tribunal. Des excités brandissent des cordes en demandant que les « cinq » soient pendus. Jusqu’au moment des délibérations (le 4 juin 2001), les jurés subissent un harcèlement constant. Brandissant caméras et micros, des journalistes les poursuivent dans les couloirs, dans la rue, jusqu’à leurs véhicules, dont ils filment les plaques d’immatriculation.

Moment clé (parmi tant d’autres). Le 13 mars 2001, à la demande de la défense, M. José Basulto a été convoqué pour témoigner. Vétéran de la Baie des Cochons, lié à la CIA, auteur d’une attaque à la mitrailleuse contre un hôtel cubain en 1962, il a rejoint la contra nicaraguayenne (3) dans les années 1980 puis a fondé une « organisation humanitaire », Hermanos al Rescate (Frères du sauvetage ; HAR), à Miami, en mai 1991. Dotée de plusieurs avions – dont deux Cessna 0-2 en version militaire que lui a offert l’US Air Force (dont ils portent encore l’emblème), à la demande du président George Bush (père) – elle a pour objectif affiché de sauver les balseros (4) en perdition dans le détroit de Floride. Provoquant un scandale mondial, deux de ces appareils ont été abattus par la chasse cubaine (quatre morts), le 24 février 1996, dans l’espace aérien de l’île violé à maintes reprises pour inciter, à l’aide de tracts jetés du ciel, les Cubains à se rebeller. Lui imputant un rôle dans cet événement, on accuse M. Hernández de « conspiration d’assassinat au premier degré dans les eaux internationales ».

Seulement, le témoignage de M. Arnoldo Iglesias, lui aussi convoqué, a levé un coin de voile sur la face cachée de HAR. Pressé de questions par la défense, il a dû admettre que, en 1995, M. Basulto et lui ont fait l’essai de bombes artisanales en les lançant de leur avion dans la zone de l’aéroport d’Opa-Locka (et au large des Bahamas). Sommé de s’expliquer lors de l’audience du 13 mars, M. Basulto ment, s’enferre, se décompose et finit par perdre son sang-froid, accusant l’avocat Paul McKenna d’être « un espion communiste ».

Le lendemain, silence radio – au sens propre de l’expression. Indigné, M. Roberto González, frère d’un des accusés, René (5), croise le journaliste du Miami Heralddans le hall du tribunal. Il raconte : « Je lui ai dit : “Chico, je suis préoccupé. On m’a parlé de la liberté de la presse, mais je vois que lorsque quelque chose à l’audience contredit la thèse du gouvernement, tu ne publies rien, le jour suivant.” Il a eu l’air ennuyé et il m’a répondu : “Les gens n’aiment pas ce genre d’information. Ils disent que j’aide la défense.” » Le Nuevo Herald, pour sa part, titre, le 17 mars : « La défense tente de souiller Basulto ». Et le procès reste un brouillard pour ceux qui n’y assistent pas.

Extrême discrétion encore lorsque des représentants de la Federal Aviation Agency (FAA) confirment qu’ils ont averti sept fois M. Basulto du grave danger que faisaient courir à HAR ses vols illégaux sur La Havane. Lorsque le contre-amiral Eugène Carroll affirme que, informé par les autorités cubaines qu’elles défendraient leur espace aérien, conformément au droit international, il a prévenu les responsables militaires, à Washington, afin qu’ils mettent un terme aux provocations de HAR, mais qu’ils n’ont rien fait. Lorsque plusieurs officiers de haut rang – le général Edward Breed Atkison, instructeur de l’Ecole du renseignement pour la défense pendant dix ans ; le général Charles Elliott Wilhelm, ex-chef du Commandement sud de l’armée des Etats-Unis ; le général James Clapper, ex-directeur de la Defense Intelligence Agency, les services secrets du Pentagone – déclarent à la barre qu’aucun des inculpés n’a obtenu ou recherché des informations pouvant porter préjudice à la « sécurité nationale des Etats-Unis ».

En revanche, le 30 avril, le Nuevo Herald sonne le tocsin : « Le ministère public a assuré qu’il disposait de preuves et de documents en abondance au sujet des prétendues activités d’espionnage des accusés. Or, bien que le procès doive se conclure dans un mois, de nombreux observateurs et leaders communautaires se plaignent de ce que ces preuves écrasantes brillent par leur absence, et que la défense semble avoir assis l’exil cubain au banc des accusés… Si les choses continuent comme ça, ces espions vont être mis en liberté. »

Vaine inquiétude… Le 8 juin 2001, sans doute soucieux d’éviter le lynchage, les jurés, à l’unanimité, déclarent les « cinq » coupables. Entre le 13 et le 27 décembre 2001, les peines tombent, démesurées, irrationnelles, pour « conspiration d’espionnage en vue d’affecter la sécurité nationale des Etats-Unis » : quinze ans d’emprisonnement pour M. René González ; dix-neuf ans pour M. Fernando González ; perpétuité plus dix-huit ans pour M. Labañino ; perpétuité plus dix ans pour M. Guerrero ; deux perpétuités plus quinze ans (« conspiration en vue d’assassinat ») pour M. Hernández (6).

La presse locale explose de joie. Les médias internationaux se taisent.

En septembre 2006, scandale (très limité) : on découvre que dix journalistes influents, d’origine cubaine, qui travaillent dans les médias de Miami (7) – Miami Herald, Nuevo Herald, Diario Las Americas, les chaîne Univisión, Telemundo et Canal 41, Radio Mambi – sont régulièrement payés par le gouvernement fédéral pour participer à des programmes de Radio et TV Martí – deux chaînes officielles émettant vers l’île pour appuyer la politique anticastriste – afin de réaliser des opérations de propagande clandestine – ce que, dans le jargon des opérations psychologiques, on appelle « semer l’information ». Ces « professionnels » sont ceux qui, par leurs articles et commentaires, ont contribué à créer le climat qui a entouré l’affaire des « cinq » depuis leur arrestation en 1998 (8).

Le 2 juin 2010, le comité national américain pour la libération des « cinq » – Free The Five – a annoncé sa décision de porter plainte contre le Broadcasting Board of Governors (BBG), entité autonome du gouvernement fédéral responsable de toutes les transmissions financées par ce même gouvernement. Au terme d’une enquête de dix-huit mois, le comité dénonce le paiement par le BBG de 74 400 dollars à des journalistes, afin de créer une atmosphère préjudiciable aux « cinq ». Du 27 novembre 2000 au 8 juin 2001 – c’est-à-dire pendant le procès –, le Nuevo Herald a publié huit cent six articles, et le Miami Herald trois cent cinq, hostiles aux accusés.

Jamais la vérité n’a été aussi nue.

Mais, douze ans après leur arrestation, les « cinq » pourrissent toujours dans les pires établissements pénitenciers américains.

Maurice Lemoine

Version augmentée de l’article paru dans le Monde diplomatique de novembre 2010.

(1) Depuis 1959, les actions armées de l’exil ont fait plus de trois mille quatre cents morts à Cuba.

(2) El Nuevo Herald, 17 septembre 1998. El País, sous le titre « Les 007 de Fidel » (Madrid, 21 septembre 1998), évoquera des « plans de sabotage contre des avions et des aéroports » et le recueil d’« information détaillée sur les hauts commandants du Commandement sud de l’armée des Etats-Unis ».

(3) Contre-révolutionnaires qui ont mené des opérations armées contre la révolution sandiniste, depuis leurs camps du Honduras.

(4) Cubains cherchant à gagner les Etats-Unis sur des embarcations de fortune.

(5) Nés aux Etats-Unis de parents cubains qui ont regagné l’île après le triomphe de la révolution, ils ont tous deux la double nationalité cubaine et américaine, tout comme M. Antonio Guerrero.

(6) Au terme d’un processus judiciaire complexe, les peines de trois détenus ont été réduites, en 2008 : vingt et un ans et dix mois de prison pour M. Guerrero ; trente ans pour M. Labañino ; dix-sept ans et neuf mois pour M. Fernando González.

(7) Parmi eux : Carlos Alberto Montaner, collaborateur du journal conservateur espagnol ABC.

(8) En décembre 2006, Jésus Díaz, président et rédacteur en chef du Miami Herald et du Nuevo Herald a dû démissionner.

dimanche 3 octobre 2010

Entente de principe dans le secteur public au Québec :

Avant que le conflit n’éclate, les dirigeants
du Front commun déclarent forfait !

Par Robert Luxley

Le 25 juin 2010, les représentantes et représentants du Front Commun des employées-és du secteur public québécois ont conclu une entente de principe à rabais avec le gouvernement, mettant fin subitement à la négociation et affaiblissant du même coup la riposte de la classe ouvrière aux mesures de sortie de crise du Capital.

L’entente porte sur des questions comme les salaires et la retraite, pour lesquelles les syndicats avaient fait alliance et formuler des revendications communes. Elle faisait suite et concluait une série d’autres ententes survenues les jours précédents sur les conditions de travail spécifiques de chacun des secteurs (santé, éducation, fonction publique, etc.). Les membres des syndicats auront à se prononcer avant la mi-septembre sur l’ensemble des ententes pour que le tout soit entériné.

Rappelons que l’an dernier, afin de négocier les conventions collectives de leurs membres du secteur public et pour être mieux en mesure d’affronter le gouvernement et son programme d’austérité budgétaire, les principales organisations syndicales au Québec s’étaient associées pour constituer le plus grand Front commun de l’histoire du Québec. Au total, il représentait près d’un demi-million de travailleuses et de travailleurs.

Outre le fait que la force du nombre constituait en elle-même une sérieuse menace pour le gouvernement, ce dernier était déjà particulièrement affaibli par une série de scandales et d’allégations de corruption et de patronage. D’autre part, le gouvernement libéral, en se lançant en même temps dans une attaque frontale contre toute la population en lui imposant de nouvelles coupures et tarifications avec son dernier budget (impôt-santé ; ticket modérateur pour des services de santé ; hausse des frais de scolarité ; hausse des factures d’Hydro-Québec ; réduction des prestations d’aide sociale pour les femmes monoparentales ou les personnes âgées ; loi obligeant toutes les administrations publiques de couper au moins 10% du personnel clérical ; gel de la masse salariale des employées-és de l’État, etc.), s’était complètement isolé et se retrouvait au plus bas dans les sondages.

Une coalition regroupant plusieurs syndicats, mouvements populaires et étudiants s’est mise sur pied et se prépare à lutter contre ces mesures d’austérité. Des dizaines de milliers de personnes sont déjà sorties dans les rues pour manifester contre le budget. Le 20 mars 2010, 75 000 membres du Front commun avaient manifesté en appui à leurs revendications. De plus, des sondages révélaient que la majorité de la population considéraient raisonnables et bien fondées ces revendications. Il se discutait de plus en plus la possibilité de joindre toutes les forces afin d’organiser une grève dite « sociale » contre le budget du gouvernement.

Il ne fait nul doute que tout ce contexte a contribué à amener le gouvernement à adoucir soudainement ses positions aux tables de négociation, en particulier dans le secteur de la Santé où les choses allaient au plus mal, et à rechercher un règlement négocié qui, sans lui être trop coûteux, soit rapidement conclu avant l’été pour désamorcer le risque que le mouvement syndical et les couches populaires se joignent contre lui à l’automne. Les directions syndicales ont vu là s’ouvrir une « fenêtre de règlement » et s’y sont précipitées pour bâcler « un règlement négocié ».

Pour rendre possible ce règlement, le gouvernement a dû préalablement retirer la presque totalité des importants reculs qu’il avait exigé au départ dans les conditions de travail des travailleuses et des travailleurs. Il très probable que ces demandes de reculs aient été une tactique de négociation visant à rendre le statu quo intéressant. Néanmoins, selon ce que le gouvernement a déclaré, il avait prévu ces marges de manœuvre dans cette éventualité, tout en respectant le cadre de son budget. Il a fait quelques concessions mineures, par exemple, pour le régime de retraite. Dans le secteur de l’Éducation, l’entente permettrait la création de plusieurs centaines de postes et l’ajout de personnel. Dans la plupart des secteurs, afin de contrer les pénuries de personnel, il y a création de primes de disponibilité, consacrant du même coup cependant, les statuts précaires à temps partiel et sur la liste de rappel.

Témoignant d’une précipitation certaine à conclure la négociation, plusieurs questions importantes, comme la privatisation et la sous-traitance qu’on n’a pu réglées à temps sont référées à différents comités paritaires nationaux qui poursuivront la négociation, mais sans obligation de résultat, avec des budgets pré-déterminés et reconnaissant au gouvernement le dernier mot.

Dans la Santé, des revendications aussi importantes que le rapatriement au niveau de la négociation nationale de 26 matières ayant à être négociés localement, ont été abandonnées, et ce, en dépit d’un jugement de la Cour supérieure qui déclarait inconstitutionnelle la loi 30 adoptée en 2003 et qui avait arbitrairement imposé cette division.

Mais c’est au chapitre des salaires, principale revendication du Front commun, que le résultat est certainement le plus décevant, en particulier pour les salariées-és les moins nantis qui sont celles et ceux qui se sont le plus appauvris ces dernières années.

L’entente de principe maintient pour les trois premières années l’offre initiale du gouvernement, soit une hausse salariale totale de 2,25%. Cette offre avait pourtant été dénoncée à grand cris comme méprisante et inacceptable par les leaders du Front commun encore quelques jours avant la conclusion de l’entente.

Rappelons que la demande du Front commun était pour la même période de trois ans une hausse de 11,25%, calculée sur le salaire moyen du secteur public (cela signifiait une hausse plus importante pour les salaires en bas de la moyenne), avec en plus, une clause d’indexation si l’inflation venait à dépasser 2% par année. On voulait un rattrapage salarial parce que selon l’Institut de la statistique du Québec, les salaires des employées-és du secteur public, décrétés par des lois spéciales depuis plusieurs années, avaient pris beaucoup de retard et étaient inférieurs de près de 9% à ceux du secteur privé.

On demeure donc bien loin du compte. En considérant les taux d’inflation prévu (6,3%) par les économistes du Front commun eux-mêmes, les travailleuses et les travailleurs non seulement ne rattraperont rien, mais ils devraient voir leur pouvoir d’achat diminuer encore de plus de 4% pour cette période.

D’autre part, le Front commun a aussi finalement plié devant la volonté du gouvernement d’avoir une convention de 5 ans. Le gouvernement a offert une hausse de salaire de 1,75% et de 2% respectivement pour une quatrième et une cinquième année, avec un ajustement possible de 1% de plus en 2015 à la fin de la convention si l’inflation totale dépasse 6% durant les cinq années.

De plus l’entente prévoit que si la somme de la croissance du PIB en 2010 et en 2011 dépassait 8,3%, le gouvernement augmenterait les salaires d’un maximum de 0,5% de plus en 2012. Si la somme de la croissance du PIB de 2010 à 2012 dépassait 12,7%, le gouvernement augmenterait les salaires d’un maximum de 1,5% de plus en 2013 et si la somme de la croissance du PIB de 2010 à 2013 dépassait 17%, les salaires seraient augmentés d’un autre 1,5% au maximum en 2014.

Cette clause « croissance économique », risque peu de s’appliquer puisque cela exigerait une croissance moyenne du PIB de 4,25% par année ce qui est relativement élevé et ne s’est produit que rarement au Québec. En effet, de 2004 à 2008, durant la période de prospérité précédant la crise économique, le taux de croissance moyen n’avait été que de 3,5%. Mais, malgré tout, cela permet aux directions syndicales de prétendre qu’elles ont obtenu un règlement salarial de 10,5%, soit tout près de l’objectif de 11,25%. De toute façon, si d’aventure le PIB (nominal) connaissait une aussi forte croissance, il faut tenir compte que cela implique aussi, en général, un fort taux d’inflation.

Gouvernement, éditorialistes et patronat ont salué l’entente et en particulier la trouvaille des hausses de salaires liées à la croissance économique avec enthousiasme et l’ont déclaré « précédent historique ». Cela fait en sorte que, non seulement les travailleuses et les travailleurs vont faire les frais du redressement des finances publiques mises à mal par le sauvetage des entreprises capitalistes au prise avec leur crise économique, mais il est aussi introduit un principe de collaboration de classe qui consacre que désormais, la protection du pouvoir d’achat des travailleuses et des travailleurs sera conditionnelle à un enrichissement préalable des capitalistes. Le gouvernement prévoyant justement que la croissance économique sera de 17% au cours des quatre prochaines années, l’entente n’autorisera le maintien du pouvoir d’achat des travailleuses et des travailleurs que si la croissance dépasse ses prévisions.

Pourquoi les dirigeants syndicaux ont-ils accepté une entente semblable?

La direction du Front commun avait fait adopter dès le départ un cadre stratégique prévoyant un règlement rapide, arguant que l’expérience démontrait qu’il est très difficile de rétroagir sur une longue période passée (en particulier dans le cas des salaires) lorsqu’une négociation s’éternise. Le Front commun déclarait vouloir obtenir une nouvelle convention « négociée et satisfaisante » avant l’échéance de la précédente, échéance qui coïncidait justement avec le dépôt du nouveau budget du gouvernement.

En pratique, cela aurait voulu dire régler avant que les syndicats n’acquièrent le droit de grève. Connaissant le gouvernement Charest et le contexte économique, il était assez difficile d’imaginer pouvoir obtenir une convention « satisfaisante » sans lutter ou simplement en bluffant. Néanmoins, en autant qu’on ne se berce pas trop d’illusions, ce genre de position pouvait toujours se comprendre comme une tactique pour démontrer la bonne foi des syndicats et pousser la négociation au maximum.

Mais loin d’être intimidé par cette tactique, et malgré la manifestation-monstre de 75 000 personnes, le gouvernement a répliqué 5 jours avant fin de la convention-décret en cours, en déposant à la table de négociation du secteur de la Santé son offre globale comportant 42 reculs majeurs dans les conditions de travail et rejetant toutes les demandes syndicales.

Déçus, les leaders du Front commun ont alors décidé de demander la médiation prévue dans la loi. Dans la Santé, il fut décidé de soumettre aux membres les « offres patronales » et un plan d’action prévoyant la recherche de mandats de grève. Selon l’agenda prévu, la tenue des votes de grève devait se faire au début de l’automne pour la déclencher peu après. Selon les tracts officiels distribués aux membres, le rejet des offres fut massif et le plan d’action fut « adopté sans hésitation ».

Cependant, pour faire accepter l’entente de principe lors de la réunion des déléguées-és du secteur de la Santé à la CSN, on a fait part d’une évaluation différente de l’état de la mobilisation pour la grève, qu’on disait plutôt faible. Les leaders syndicaux craignaient de plus que le gouvernement ne réplique à une grève par une loi spéciale en imposant à nouveau un décret qui écraserait toute résistance.

Mais même en supposant que la mobilisation ne fusse pas encore suffisante, pourquoi alors ne pas avoir continué la négociation et ne pas avoir attendu de réunir les conditions requises pour obtenir une convention vraiment satisfaisante ? Après tout, c’était encore bien tôt puisque l’ancienne convention venait juste de se terminer et les syndicats n’avaient même pas encore acquis le droit de grève, forcés d’attendre la fin du processus obligatoire de médiation.

C’est qu’obtenir satisfaction dans le cadre budgétaire décidé par le gouvernement étant absolument impossible, il fallait nécessairement renverser ce budget, affronter le gouvernement et lui infliger la défaite, ce qui n’était possible qu’en faisant une grève résolue. Une telle grève aurait pris un caractère éminemment politique, l’affrontement aurait été majeur, classe contre classe. Évidemment, cela n’était pas sans risque, le risque étant d’autant plus grand que les objectifs poursuivis et les enjeux sont importants. Il aurait donc fallu beaucoup de volonté et d’audace.

Par contre, il existait des facteurs très favorables. Il aurait probablement été possible de conjuguer les immenses forces du Front commun avec la large Coalition opposée à la tarification et à la privatisation des services publics, avec les étudiantes et les étudiants qui vont sans doute protester contre la hausse des frais de scolarité à l’automne, et possiblement, même avec les 140 000 ouvriers de la construction qui allaient peut-être tomber en grève à la fin d’août. Il y avait là un énorme potentiel de lutte.

Malheureusement, tout au long de la négociation, les leaders syndicaux ont au contraire toujours strictement limité les objectifs du Front commun à l’atteinte d’une convention collective, refusant de lui assigner la tâche de lutter directement contre le budget d’austérité. Ainsi, bien qu’elles n’eussent pas dédaigné profiter de la grogne populaire contre le gouvernement, les hautes directions des centrales syndicales ont toujours refusé de participer à la Coalition opposée à la tarification et à la privatisation des services publics. De façon assez caractéristique des conceptions réformistes, certains leaders syndicaux vont jusqu’à prétendre qu’une fois la négociation réglée, il deviendra plus facile de poursuivre la lutte sur le terrain politique et dans les établissements, notamment contre les coupures de personnel clérical.

Quelles perspectives ?

Dans les négociations dans le secteur de la construction, l’association patronale s’appuyait sur le règlement salarial du secteur public pour justifier ses les offres aux travailleurs. Ces derniers les refusaient et menaçaient d’aller en grève. Cela illustre éloquemment la valeur de ce règlement.

Malgré que le règlement du secteur public ait affaibli le mouvement de riposte, celui-ci n’est pas éteint. Les 55 000 infirmières et membres FIQ qui ont rejeté le règlement sectoriel de la Santé pourraient aller en grève à l’automne. La lutte pour la sauvegarde des services publics et contre la privatisation reste entière. Le mouvement étudiant risque toujours d’entrer en action à l’automne. Bref, tout n’est pas perdu.

Bien que cela soit très difficile, plusieurs militantes et militants syndicaux dans le secteur public essaient de s’organiser pour faire rejeter par la base l’entente de principe. Des voix lancent l’idée intéressante qu’il est plus que nécessaire d’organiser au sein des organisations syndicales une gauche syndicale plus cohérente.

vendredi 1 octobre 2010

Moment Central ManiFiesta : Aleida Guevara

Arrivée en droite ligne de Cuba, Aleida est venue nous apporter un message de « solidarité, de respect et de chaleur humaine ». Elle était attendue par le public, ému d’entendre la fille du Che.

Jonathan Lefèvre du PTB


«Luttons pour un monde plus juste pour tous»

Son discours a débuté par un exposé de la situation de son pays : « Cette île des Caraïbes qui vit économiquement comme un peuple dit du tiers monde, a un système de santé qui permet de soigner tout le monde de manière égale, sans distinguer idéologie, race ou religion, sans demander qui tu es, sinon ce dont tu as besoin. Et de pratiquer une médecine préventive ».

Elle est revenue sur le blocus imposé par les USA, qui n’empêche pas les Cubains de bénéficier de soins de santé de très grande qualité (et même meilleurs que ceux de son imposant voisin…) : un taux de mortalité de moins de 5 pour 1000, un médecin pour 151 habitants. Surtout, elle a insisté sur l’aide extérieure apportée par Cuba : 40 000 collaborateurs de la santé (dont un tiers de médecins) dans 74 pays !

« Ce petit pays peut donner l’opportunité à 23 646 jeunes, de 105 pays et de 123 ethnies, d’étudier la médecine gratuitement aux côtés de nos jeunes… » Les Cubains ont également créé des brigades internationales de la santé, très actives en Haïti après le séisme notamment.

Après la santé, l’autre point fort de Cuba est sans conteste l’éducation : « Actuellement, en tant que membres de l’ALBA — l’alternative bolivarienne pour les Amériques, dont sont membres des pays comme le Venezuela, la Bolivie, l’Équateur, le Nicaragua — nous nous occupons de projets d'alphabétisation, afin que les populations puissent acquérir l’arme la plus importante : l’éducation. Pour que personne ne les manipule, ne les utilise ni ne les trompe, pour qu'elles soient réellement libres, comme l’a dit José Martí ».

Lorsqu’elle reprend sa respiration, on peut mesurer le silence qui règne. Un silence… religieux. Et quand elle reprend la parole, les yeux du public s’embuent : « Nous croyons que la solidarité est l’expression la plus fidèle de la tendresse des peuples, car nous savons que l’homme se sent plus heureux lorsqu’il est capable de donner sans se souvenir et de recevoir sans oublier ; parce que nous savons que seuls la solidarité et le respect entre nos peuples peuvent atteindre l’unité dont nous avons besoin pour avoir la force nécessaire de protéger cette planète où nous vivons et que l’on cherche à faire disparaître ». Unité. Le mot est lâché. En espagnol peut-être, mais tout le monde comprend sans devoir s’aider de sous-titres. Certains mots sont universels. Et certains mots font du bien…

Aleida arrive à percer les carapaces des plus « durs » en terminant son discours : « Nous n’avons qu’une seule opportunité d’exister, ne la perdons pas. C’est maintenant, pendant que nous sommes en train de respirer, que nous pouvons changer ce que nous croyons nécessaire de changer afin d’améliorer le présent et l’avenir ; ne continuons pas à perdre le temps que nous avons, ne soyons pas indolents face à la souffrance de la majorité de l’humanité. Freinons la désinformation et élevons la voix contre les injustices où que ce soit dans le monde ; être solidaire signifie être un être humain meilleur.

Luttons pour un monde plus juste pour tous. Jusqu’à la Victoire pour toujours ».

Comme si le public n’était pas assez ému, dés la fin de sondiscours, elle entonne de sa très jolie voix un chant tendre qui parle d’amour des peuples et de solidarité : Cultivo Una Rosa Blanca por José Martí… Ça y est, des sanglots se font entendre dans la salle… Merci Madame Guevara. Et, comme vous dites, « Hasta la victoria, siempre ! »