vendredi 4 avril 2014

Colombie: un État terroriste



Par Adrien Welsh

Avec plus de 9 500 détenus politiques, le qualificatif est loin de relever d’une hyperbole. On est en face d’un laboratoire de la terreur contre-insurrectionnelle. Même les organismes les plus médisants à l’égard de Cuba planchent sur environ 5 000 détenus politiques. Pourtant, ces chiffres sont beaucoup plus largement véhiculés par les médias occidentaux... Comme quoi il y aurait des «dictatures» plus dictatoriales que d’autres... 

Il reste qu’en Colombie, le tableau est encore plus sombre: en 1986, plus de 5 000 militants du mouvement progressiste Unión Patriótica ont été sauvagement assassinés: nombreux sont ceux qui qualifient cet acte de «génocide». Encore aujourd’hui, les crimes syndicaux et politiques qui y sont monnaie courante.

Quartier libre pour les multinationales

Ce climat de terreur est accentué par la guerre civile qui fait rage depuis plusieurs décennies entre les groupes de guérillas, les forces paramilitaires et les forces gouvernementales. On estime les morts à plus de 250 000 depuis le milieu des années 1980. L’instabilité qui en découle donne carte blanche aux dirigeants d’entreprises, sous l’oeil bienveillant du gouvernement, de recourir aux techniques les plus barbares afin de tuer dans l’oeuf toute tentative d’organisation des travailleurs et toute politique le moindrement progressiste. 

Parmi les cas les plus documentés, on compte l’assassinat de syndicalistes dans les usines d’embouteillage de Coca-Cola

Malgré des conditions plus que difficiles, ces dernières années ont été marquées par l’éclosion de mouvements sociaux d’envergure comme la lutte étudiante de 2012 et la grève nationale agraire entamée en juillet dernier. 

En conséquence, le gouvernement de Juan Manuel Santos s’en prend à toute figure ébranlant l’ordre néolibéral établi. 

Solidarité avec le maire (illégalement destitué) de Bogotá

«Aujourd’hui, le maire progressiste de Bogotá, Gustavo Petro Urrego, a été condamné à 15 ans d’inactivité politique en plus d’être démis de ses fonctions.» La nouvelle tombe tel un couperet sur le site du 18e Festival mondial de la jeunesse et des étudiants. Un jeune militant du mouvement politique et social progressiste Marcha Patriótica appelle alors à une marche de solidarité en après-midi à laquelle les délégués colombiens sont rejoints par plusieurs autres délégations. Le cortège quitte le Parc du Bicentenaire (là où se déroule le festival) et se rend devant l’ambassade colombienne afin de dénoncer ce «coup d’État fasciste», tel que qualifié par M. Urrego lui-même devant une foule de 30 000 manifestants à Bogotá le 9 décembre dernier. 

La peine est politique : Gustavo Petro Urrego a été impliqué dans plusieurs mouvements sociaux dont celui du 19 avril né de la contestation des élections truquées de 1970 pour prendre de l’ampleur puis finalement imposer une nouvelle constitution en 1991. Il a même rejoint le Pôle démocratique alternatif, coalition de gauche  - à laquelle participe le Parti communiste - avant d’adhérer au Mouvement progressiste, parti centriste, bannière sous laquelle il est élu maire de Bogotá en 2011.

Sa popularité et le fait qu’il représentait une autre option au libéralisme économique constituait une menace en vue des élections présidentielles de 2018.

Lors de son mandat, il a instauré de modestes réformes qui, dans une ville ravagée par des inégalités sociales criantes, ont donné espoir à la population. Entre autres, il a abaissé le prix des transports et universalisé l’accès à l’eau potable aux plus démunis. 

Toutefois, c’est la re-municipalisation de la collecte d’ordures (privatisée dans les années 2000) qui a impulsé la croisade de la bourgeoisie colombienne contre le maire déchu. Il a ainsi mis fin au trafic des entreprises privées qui sous-traitaient la gestion des déchets dans une optique clientéliste (notamment en négligeant les quartiers les plus démunis) afin de sous-payer les employés. De plus, il a initié un projet d’incitation au recyclage, «Basuras Cero» («Zéro ordures»). 

Se saisissant des instances judiciaires (de mèche avec le gouvernement), les dirigeant des entreprises privées ont réussi à ce que le Procureur général Ordoñez lance la procédure de destitution: le monopole public décidé par le maire aurait menacé les principes de libre concurrence reconnus par la Constitution. 

La déposition du maire de Bogotá, le 9 décembre dernier, n’est pas d’une procédure d’exception. Nombreuses sont les personnalités politiques jugées trop critiques à l’égard du gouvernement qui ont connu un sort similaire. Par exemple, le maire de Medellín, deuxième ville du pays, Alonso Salazar a été destitué en 2011.

Contre le harcèlement à l’égard des militants communistes et syndicaux

L’épisode «Petro Urrego» ne représente qu’un pan de l’utilisation du terrorisme d’État en Colombie. Les deux tiers des crimes syndicaux dans le monde s’y produisent.

Huber Ballesteros, vice-président du syndicat des travailleurs agricoles, a été arrêté en aout 2013 sur la base d’accusations mensongères dont «incitation à la rébellion» et «financement de groupes terroristes». La première audience du procès du dirigeant de la grève nationale agraire a eu lieu le 12 février dernier. La défense a demandé que soient abandonnées les poursuites faute de preuves, ce qu’a refusé le juge qui s’est entêté à accuser Ballesteros. 

Autre signe de l’accroissement de la violence d’État, le 20 janvier dernier, le siège du Parti communiste de Colombie est pris d’assaut par les forces de l’ordre colombiennes. Le gardien, Omar Javier Bustos est immédiatement arrêté, enlevé puis séquestré soi-disant pour «port d’arme illégal». Pourtant, lors de sa comparution devant un juge, il est immédiatement relâché, mais le soir même, placé à nouveau en cellule puis soumis à des agressions verbales et physiques pour être communiste. 

Les réactions à l’échelle internationales ne se sont pas faites attendre. Le Parti communiste grec (KKE) entre autres a rapidement dénoncé devant le Parlement européen la complaisance des gouvernements de l’Union européenne dans l’affaire et condamné d’emblée tous les actes de violence à l’égard des militants communistes et de Marcha Patriótica. Tout en rappelant les responsabilités des gouvernements européens dans l’affaire, ils ont dénoncé «les pogromes de la classe au pouvoir en Colombie et des impérialistes états-uniens contre l’Unité patriotique (UP) des années 1970 et 1980 qui ont couté la vie à des dizaines de milliers de militants communistes et populaires.» 

En effet, on rappellera que ces deux dernières années, ce sont 29 cadres du mouvement Marcha Patriótica qui ont été assassinés.

Et le Canada dans tout ça?

Le Canada par ailleurs n’est pas étranger à tout ça: dans les régions minières, (là où de nombreuses entreprises minières comme Colombia Gold Fields sont implantées), on recense 80% des violations des droits de l’homme, 78% des crimes syndicaux, 89% des crimes contre les peuples autochtones et 90% des crimes contre les Afro-Colombiens. On parle ici d’une part non-négligeable de la Colombie: environ 40% du territoire est réservé à l’exploitation minière.
 
Les intérêts des minières canadiennes sont d’ailleurs défendus par l’accord de libre échange entre les deux pays ratifié en 2011. Celui-ci a notamment permis, selon un schéma classique de l’impérialisme, l’acquisition par la Banque Scotia de la cinquième plus importante banque colombienne, Multibanca Colpatria ainsi que plusieurs autres opérations du genre. 

On n’oubliera pas non plus de mentionner que l’Agence canadienne de développement international (ACDI) a apporté son soutien technique et financier à la modification de la Loi sur les mines colombienne de 2001, abaissant ainsi le pourcentage de bénéfices destiné aux Colombiens de 14% à 0,4% en plus de réduire considérablement les précautions écologiques liées à l’exploitation minière et de rendre encore plus difficile le maintien de l’activité des petites mines traditionnelles.

Le processus de paix en péril?

Cette question nous pousse à nous reporter aux origines du conflit armé, soit aussi loin que les années 1940. Et encore, le terrain a été préparé bien avant: dès 1924, 3000 grévistes de la Tropical Oil Company ont été qualifiés de «subversifs» par le gouvernement colombien. C’était la première fois qu’un tel vocable était attribué à des travailleurs. Quatre ans plus tard, la loi «héroïque» de défense sociale est votée en vertu de laquelle est perpétré le massacre des travailleurs des plantations de banane de la United Fruit Company

En effet, dans les années 1920, plusieurs mouvements sociaux se développent notamment sur la question de la redistribution de la terre: la concentration de la propriété terrienne ne cessent de d’augmenter. Le Parti libéral instaure alors la loi 276 des terres qui institue la fonction sociale de la propriété. La reconnaissance d’un titre foncier n’est plus le seul moyen d’accéder à la terre: le fait de travailler le permet aussi. S’en suit un épisode de violence faisant plus de 300 000 morts, l’oligarchie et les latifunderos n’acceptant pas cette tentative de redistribution des richesses. 

En 1945, en pleine campagne électorale, le candidat progressiste du Parti libéral, Jorge Eliécer Gaitán, est d’emblée discrédité par la classe politique. Lorsqu’il se présente à nouveau pour les élections de 1950, il est assassiné mystérieusement en 1948, ce qui mène à une guerre civile connue sous le nom de «La violencia» («La violence»). 

En parallèle, à l’initiative des États-Unis, l’Organisation des États américains (qui vise à garder dans le giron impérialiste les pays d’Amérique latine) est créée. Ayant peur de la «menace» soviétique, les dirigeants latino-américains instaurent les premières lois anti-communistes, avant même le McCarthysme aux États-Unis. La voie vers la guerre froide est pavée. 

Néanmoins, le succès de la Révolution cubaine de 1959 change la donne: les impérialistes s’aperçoivent que la menace communiste ne vient plus de l’extérieur, mais de l’intérieur, ce qui les contraint à modifier leur tactique. Un nouveau parti politique, l’Alliance pour le progrès, amphitryon de Washington, est créé. Il permet ainsi aux États-Unis de faire leur entrée directement dans l’arène politique colombienne afin de faire contrepoids aux mouvements sociaux et d’endiguer toute tentative de mouvement social.  

En outre, dès le milieu des années 1950, avant même que les premières guérillas ne soient consolidées, l’État colombien finance des groupes «contre-insurrectionnels» (ancêtres de groupes paramilitaires d’extrême droite actuels) chargés de semer la terreur notamment chez les paysans. 

Le lien entre les origines du conflit armé et la question de la terre est fondamental: c’est l’oligarchie colombienne, défendant ses intérêts et son droit de propriété exclusif sur la terre qui, aidée des États-Unis, a forcé les groupes armés de paysans et de communistes constitués durant la guerre civile de 1948 à former des guérillas et à poursuivre la voie des armes. Celles-ci se radicalisent à mesure que le conflit s’exacerbe, mais tentent de trouver une issue pacifique bénéficiant à la population entière et non aux seuls latifunderos

C’est ainsi qu’en 1986, une solution de paix est négociée et les anciens guérilleros déposent les armes puis rejoignent le parti progressiste Unión Patriótica (Union patriotique) qui devient la troisième force politique du pays, menaçant l’hégémonie des partis de gouvernement (libéraux et conservateurs). La trêve n’est que de courte durée puisque 5000 militants sont sauvagement assassinés.  Pour les survivants, il ne reste plus que la voie de l’exil ou la reprise des armes. 

D’importants mouvements sociaux (auxquels a participé le maire déchu de Bogotá) ont forcé l’adoption d’une nouvelle Constitution qui déclare la Colombie «État social de droit». 

En revanche, la guerre civile reprend de plus belle: dans les années 1990, il ne s’agit plus d’une guerre de guérillas mais bien d’une guerre régulière avec l’affrontement de bataillons avec une force de frappe plus ou moins équivalente des deux côtés. Pour tenter de prendre les dessus, l’État colombien utilise chaque année environ 6,4% de son PIB pour couvrir les dépenses militaires liées à l’entretien d’une armée de 500 000 hommes. Autant d’argent en moins pour le développement d’infrastructures, de logements sociaux, de programmes sociaux, etc. 

Bien que l’ancien gouvernement conservateur d’Álvaro Uribe ait décrété la «guerre totale» aux guerrilleros à l’aide, entre autres, de frappes aériennes et de bombardements, il reste que le conflit s’enlise dans un cul-de-sac où aucune partie n’arrive à prendre les dessus et où le peuple colombien figure en principale victime. 

Devant cette situation et pressés par plusieurs acteurs internationaux, le gouvernement libéral-conservateur de Juan Manuel Santos et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) ont entrepris de négocier à nouveau une issue pacifique au conflit. Depuis l’automne 2012, à l’initiative de Cuba, une délégation de paix des FARC et des représentants du gouvernement colombien se rencontrent périodiquement à La Havane à cet effet. 

Jusqu’à maintenant, des accords ont été trouvés sur trois points fondamentaux: la question de l’accès à la terre, la participation politique des FARC et la restructuration de l’État ainsi que la substitution de la culture de narcotiques (environ 5 millions d’hectares sont utilisés par les narcotrafiquants et les paramilitaires après les déplacements de populations induits par le conflit). 

On ne peut que ce réjouir de ces avancées historiques qui semblent marquer le début de la fin du terrorisme d’État en Colombie. Il reste que l’épisode de 1986 est à fleur de peau et la réaction au processus de paix actuel est pour le moins prudente. 

Les plus optimistes soulignent que la conjoncture politique actuelle est plus favorable à la signature d’un traité de paix. Ils font valoir le rôle positif des gouvernements «bolivariens» du Venezuela, de l’Équateur et de la Bolivie dans la dynamique régionale comme une garantie du succès du processus de négociations. En plus, avec l’arrivée en force de la CELAC en 2010, les puissances impérialistes d’Amérique du Nord se retrouvent isolées dans la région. Ce n’est d’ailleurs pas anodin si les États membres ont adopté une résolution déclarant le continent latino-américain «zone de paix».

De leur côté, les plus pessimistes affirment d’emblée qu’il n’existe aucune garantie de réussite du processus de paix. Pour eux, la solution du dépôt des armes n’est que partielle: tant que la même oligarchie sera au pouvoir, rien n’empêche que le génocide de 1986 ne se reproduise. Pour eux, même la présence du gouvernement colombien autour de la table de négociations n’est pas désintéressée: il ne fait aucun doute que si certains pays (voire certaines puissances économiques régionales comme le Brésil) ont fait pression pour qu’il accepte les pourparlers, c’est simplement parce que la paix est nécessaire pour qu’ils puissent investir en toute tranquillité.

Ce qui est certain, c’est que la destitution de Petro Urrego (comme plusieurs autres maires progressistes), les récentes arrestations arbitraires de militants de Marcha Patriótica et la razzia au siège du Parti communiste colombien montrent que l’oligarchie au pouvoir est déterminée à protéger ses intérêts, nonobstant les moyens utilisés. La route vers la paix est donc encore longue mais pas impraticable: en Uruguay, le président Mujica n’est-il pas un ex-dirigeant de la guérilla des Tupamaraos? Et que dire de Dilma Rousseff qui a également pris le maquis lors de la dictature militaire brésilienne ou encore de l’ex-sandiniste Daniel Ortega devenu Président du Nicaragua? 

Devant cette situation, nous, communistes canadiens, ne pouvons rester bras croisés. Nous sommes conscients que la question de la paix en Colombie est liée à une distribution des terres plus équitable, et que celle-ci est empêchée par une oligarchie au pouvoir servant les intérêts des entreprises multinationales notamment canadiennes. Notre rôle, dans le but de contribuer au succès du processus de paix, est donc de dénoncer sans demi-mesure la présence de capitaux canadiens en Colombie et les politiques complaisantes envers celles-ci du gouvernement Harper. Nous devons empêcher l’application de la feuille de route des conservateurs, qui représente les intérêts de la bourgeoisie monopoliste, et lui opposer celle d’un gouvernement démocratique populaire, servant les intérêts de la majorité des Canadiens et Canadiennes, et non à la solde du grand capital.

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